Comment appréhender la structure des conflits à venir dans le contexte si particulier de la rédaction du futur Livre blanc ? Si les positions semblent tranchées (nous renvoyons le lecteur, sur ce sujet, au DSI de novembre) les deux grandes catégories de positionnement renvoient sont fondées sur un biais temporel. Les tenants d’une structure de forces (en ce compris dans ses conséquences doctrinales) orientée sur les opérations de basse intensité et de stabilisation – telles que celles engagées en Côte d’Ivoire – envisagent la configuration contemporaine des conflits. Comparativement, les tenants d’une structure de force orientée sur les opérations de haute intensité, en fondant leur analyse sur la résurgence possible d’un adversaire technologiquement avancé, envisagent des opérations se tenant dans un futur plus ou moins proche.
Reste, cependant, que ce débat paraît par trop tranché et ne pourrait constituer que les deux faces d’une même pièce, de sorte que la récente contribution de Rupert Smith sur L’utilité de la force possède, selon nous, des vertus insoupçonnées. Premièrement, sur l’environnement physique des conflits, à la fois actuels et, dans la mesure de la fiabilité de la prospective, futurs. Smith, en mettant l’accent sur les populations, rejoint là les tenants aussi bien de la basse que de la haute intensité. Qu’ils soient ou non technologiques et qu’ils impliquent ou non des missions de stabilisation et/ou de combat, les conflits de demain seront résolument urbains et littoraux : 80% de la population mondiale vit à moins de 200 km des côtes.
Deuxièmement, il serait de très loin abusif de considérer que les conflits de basse intensité serait a-technologiques et mené par des va-nu-pieds : rien n’est plus faux. L’expérience libanaise de 2006 montre à quel point les nouvelles technologies – antichars, certes, mais aussi d’écoute électronique et de gestion médiatique, car c’est là que s’est joué le succès du Hezbollah – peuvent être utilisées par un adversaire asymétrique. En écho, des cadres du Hamas sont formés en Iran aux mêmes combinaisons techno-doctrinales que le Hezbollah. En Somalie, les Tribunaux islamiques disposent de missiles SAM-18. En Colombie, les narcos utilisent des sous-marins pour transporter de la drogue aux Etats-Unis. Pour contrer l’utilisation de petits appareils dans ces fonctions, la marine mexicaine a acheté rien moins que des Su-27 Flanker. Au Sri Lanka, le LTTE a été le premier groupe de guérilla a mettre en œuvre une stratégie aérienne « active » en utilisant des appareils de tourisme pour bombarder une base aérienne.
Au final, il en résulte que dévaloriser les engagements de basse intensité au motif qu’ils ne correspondraient pas à nos rationalités est non seulement dangereux mais aussi stratégiquement faux : par nature, la stratégie vise à soumettre la volonté adverse. Le reste n’est qu’une question de moyens. Smith, à cet égard, à raison de souligner les acquis de ce qu’il appelle la « guerre industrielle ». Ce qu’il note à cet égard et avec d’autres, c’est que le paradigme de la « bataille décisive », tel que décrit par V.D. Hanson comme paradigme structurant de l’art de la guerre occidental, est en perte de vitesse. Et il a raison : à l’échelle historique, les batailles réellement décisives sont non seulement très rares mais, même dans leur version édulcorée (une suite d’engagements de haute intensité généralement menées en campagne et aboutissant à une victoire sans appel), n’ont plus eu lieu depuis les guerres israélo-arabes.
Troisièmement, sur la valeur de Clausewitz. Lorsque les Etats-Unis sont revenus à la vision la plus pure qui soit de cet art occidental de la guerre – par le biais des Rapid Decisive Operations – ils ont, trop confiant en leur supériorité technologique, certes pulvérisé ce qui restait de l’armée irakienne. Mais ils n’ont pas compris la logique profondément clausewitzienne des conflits (par tradition, les Etats-Unis sont jominiens – les Marines faisant exception) et en particulier les lois d’action réciproques : tout conflit est une suite d’adaptations permanentes. L’adversaire s’est reconfiguré, a muté et a combattu des Américains qui ont tardé à se contre-adapter. Le résultat de cette logique exclusivement orientée sur la haute intensité se passe de commentaires et si la situation irakienne semble évoluer – certes, timidement – à l’heure actuelle c’est précisément par ce que David Petraeus est sorti de la rationalité propre à la haute intensité.
La valeur de Clausewitz dans les conflits contemporains et à venir est inestimable. Je renvoie le lecteur au dernier chapitre (« Vers un néo-clausewitzianisme ? ») d’Au risque du chaos, chapitre co-écrit avec Alain De Neve et Christophe Wasinski, je tiens ici à en donner l’un des arguments. Si Clausewitz été vertement critiqué par Van Creveld ou encore Keegan, c’est essentiellement parce qu’il aurait mis l’Etat au centre de sa réflexion. Je ne suis pas d’accord avec ces analyses : la « formule » clausewitzienne indique que la « guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Or, limiter la politique à une seule de ses formes – l’Etat – est non seulement abusif mais également tend à nier la diversité des formes politiques (al Qaïda est une forme politique, le LTTE aussi, le Hezbollah avec) comme d’arts de la guerre découlant de ces formes. Et j’ajouterai encore que Clausewitz n’est pas uniquement le penseur de l’engagement décisif : ses cours sur la « petite guerre » (Cf. l’article de Sandrine Picaud dans le DSI n°16) comme certains passages de Vom Kriege démontrent amplement son intérêt pour la question.
J’ajouterai enfin que les populations sont effectivement devenues – en Irak, au Liban (Cf. l’analyse de Reuven Benkler dans le DSI de juin) – des acteurs du conflit. Tout dépend de leur niveau de mobilisation/d’engagement/de résistance aux processus de mobilisation - ce qui nous renvoie directement à la "trinité" clausewitzienne. Et Smith a cent fois raison de souligner, à l’instar de Clausewitz, qu’une population civile est un réservoir de combattants et que faire en sorte de se l’allier est une garantie contre une dégénérescence des conflits – dégénérescence au cœur de la problématique des conflits contemporains. Les penseurs de la « guerre de 4ème génération », des Marines, l’ont amplement compris comme Max Boot (The Savage Wars of Peace). Certes, Smith ne fait pas du Clausewitz, du Coutau-Bégarie ou du Desportes. Ce n’est pas un théoricien capable de formaliser un raisonnement « blindé » du point de vue des arguments. Mais il partage quelque chose avec les théoriciens : l’intuition. A l’origine de toute raisonnement cartésien, il existe une intuition fondatrice et Smith, parce qu’il a vécu Desert Storm aussi bien que la Bosnie ou l’Irlande du Nord nous apporte un point de vue précieux.
Il nous apporte surtout, pour en conclure, l’intuition que l’on ne peut aller trop loin dans la distinction des scénarios : à l’échelle historique, ce sont les systèmes militaires (ou économiques, d’ailleurs) trop lents à l’adaptation et/ou incapables de penser en dehors des cadres préétablis qui ont été vaincus. Cloisonner de façon trop nette ou trop dogmatique les possibles de l’asymétrie ou de la symétrie, c’est se priver de cette faculté d’adaptation.
Voilà pourquoi, face au retour du paradigme de la bataille décisive - symétrique, technologique potentiellement trop linéaire -, je préfère celui de la "guerre au milieu des populations" - asymétrique mais potentiellement symétrique, comptant sur les "sidewises technologies" comme les technologies et plus encore sur le cerveau humain, conflit chaotique, éminnement politique et non linéaire. Cette dernière me semble plus adapté à nos futurs, qu'ils soient ou non fait de haute ou de basse intensité et Smith me semble offrir une optique qui réconcilie ces deniers futurs plutôt qu'il n'opterait pour l'un ou l'autre.
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1 commentaire:
Brillante et nécessaire mise au point que vous nous offrez là…
J’avoue que j’ai parfois du mal à comprendre l’insistance de certains à vouloir s’enfermer dans des systèmes verrouillés qui, sous prétexte de nouveauté et de fascination pour un certain activisme doctrinal américanocentré, rejettent les observateurs européens, anciens comme nouveaux. Même si j’ai eu, en mon temps, une fascination pour Van Creveld (encore l’attrait de la nouveauté et un certain tropisme vers ce qui prétend révolutionner d’un coup la pensée militaire), j’en suis revenu car, c’est un fait incontournable, ce vieux Carl avait effectivement perçu la réalité et la pérennité de la guerre trinitaire dés son apparition. Oui, Clausewitz est encore inestimable et oui, Smith a raison de souligner que nos guerres futures se feront probablement majoritairement au sein des populations, quelle que soit par ailleurs l’intensité des affrontements (intensité qui, sur un théâtre donné, n’est d’ailleurs pas une notion verrouillée dans le temps elle non plus).
Cette « radicalisation » des tenants d’un positionnement qui offrirait des recettes quasi scientistes permettant de résoudre tous les conflits à coup sur, ou presque, et en n’y consacrant qu’un minimum de temps et de moyens me semble contre productive, tout comme un affrontement artificiel entre « anciens » et « nouveaux ». Plutôt que de s’enfermer dans telle ou telle chapelle, mieux vaut, en la matière, rester « libre penseur » : s’offrir le luxe de douter, lorsque c’est nécessaire, afin de mieux s’adapter et muter comme la guerre elle-même tout en sachant pouvoir s’appuyer sur quelques bases solides et incontestables.
Merci de nous avoir rappelé ces grands axes lors même que les débats font rage à l’occasion de la rédaction en cours du prochain Livre Blanc.
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