Vous aurez pu remarquer une petite baisse de régime du blog, au point de vue des analyses, ces derniers temps. De fait, entre le bouclage de mes magazines (la journée) et ceux de mon prochain ouvrage (la nuit – ou presque), quelques articles et les réflexions préliminaires pour l’ouvrage suivant, les journées sont comme on les aime : bien chargées.
Pour autant, quelque chose m’a fait tiquer, dernièrement, à la lecture d’un supplément de la lettre TTU. Il s’agissait en l’occurrence d’un billet intitulé « L’envers de la mondialisation. Sécurité globale et face noire de la mondialisation » et signé par Xavier Raufer. Il commence par un sous-titre interpellant, « le malaise des études stratégiques ».
Pour le criminologue, « En Europe, la recherche fondamentale en matière de défense (aussi appelées « études stratégiques » se porte mal. Malgré la lecture faite des textes stratégiques, revues ou autres sources accessibles, l’Europe semble en effet incapable de dire qui est l’ennemi, ce qu’est l’hostilité en 2009 ». Interpellant, donc, à plusieurs égards :
- d’abord, parce que les études stratégiques ne se limitent pas à la recherche fondamentale en matière de défense ;
- ensuite parce que ce n’est pas le rôle de la recherche fondamentale de déterminer l’adversaire (et non l’ennemi, c’est justement un acquis des études stratégiques que de nous faire sortir des logiques totales). Ce serait plutôt le rôle de la recherche appliquée telle qu’elle est exercée dans la plupart des centres de recherche voire… du politique lui-même ;
- enfin, sur la « crise » ou le « malaise » des études stratégiques.
Lorsque je suis entré à DSI, en octobre 2005, la revue avait été mise sur pieds six mois plus tôt. Elle était non seulement viable – sans publicité, ce qui n’est pas rien pour une revue de défense – mais en plus, elle pouvait aborder des thèmes parfois pointus. Et l’affaire marche plutôt bien : chaque mois, 120 000 personnes lisent le magazine et les auteurs qui écrivent dedans. Et rares sont les refus que j’essuie à une invitation d’interview ou de publication d’un article. Ce n'est qu'un exemple parmis d'autres.
Parce que les initiatives se développent partout. Tous les mois, je reçois 4 à 5 ouvrages d’études stratégiques – rien que pour la France -, quel que soit le secteur plus particulier qui est traité par l’auteur. Je ne compte même pas les monographies en ligne, de plus en plus costaudes. Les blogs de défense se sont multipliés. Les conférences, séminaires et colloques aussi (le mois de mai sera chargé, vous l’aurez remarqué !). Les études stratégiques, à mon sens, se portent beaucoup mieux, ne fut-ce que deux ans après le 11 septembre.
Alors, certes, l’Université n’a pas toujours compris la nécessité ni l’intérêt – ne serait-ce que purement académique, sur le plan de l’histoire des idées – des études stratégiques. Certaines revues, comme Stratégique, ont connu un passage à vide avec des parutions irrégulières (heureusement terminé - il y aura quelques bonnes surprises dans les prochains mois). Beaucoup de chercheurs passent toujours plus de temps à remplir de la paperasse qu’à chercher. Bien sûr, donc, la situation n’est pas idéale. Mais elle est loin d’être catastrophique.
Nous sommes peut-être même dans une configuration idéale : poussés par la crise stratégique actuelle – qui n’est certainement pas celle des études stratégiques, ne confondons pas l’objet et son analyse – un certain nombre de chercheurs de talent, militaires comme civils, écrivent avec une certaine liberté. Les initiatives fusent de partout et, si elles ne sont pas gratuites (notes d’analyses en lignes, séminaires et colloques, blogs…) elles sont peu coûteuses, de façon à toucher un public le plus large possible.
Sans doute jamais dans l’histoire européenne de ces 30 dernières années on n’aura autant étudié ni lu ni encore écrit sur les questions stratégiques.
Alors, évidemment, personne n’a de réponse définitive à la crise stratégique actuelle, pas plus que nos confrères économistes n’ont de solution à la crise économique ou que nos frères sociologues n’ont de solution arrêtée sur la crise des banlieues. Mais personne ne semble avoir décrété leur discipline en crise au prétexte qu’ils ne sont pas en mesure de produire des solutions opérationnelles.
Là réside, sans doute, un malentendu profond et éminemment problématique : au même titre que n’importe quelle autre (sous-)discipline, les études stratégiques peuvent produire des solutions à vocation opératoire. Mais avant, il faut précisément s’attacher à la recherche fondamentale.
La France, de ce point de vue, a de sérieux atouts. Relire du Alain Joxe ou étudier le Traité de stratégie d’H. Coutau-Bégarie n’est pas nécessairement aisé. Mais on ne fait pas de recherche appliquée sans en maîtriser les fondamentaux. Ces mêmes fondamentaux que nos camarades américains, parfois pris en exemple à mauvais escient, nous envient…
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3 commentaires:
Bravo pour cette réponse courageuse.
Continuez à nous abreuver d'études scientifiques et sérieusement menées avec des intervenants qualifiés.
Cela n'est pas le cas de tous vos contradicteurs qui font parfois l'objet de critiques quant au sérieux des résultats qu'ils avancent dans la communauté même des scientifiques!
Vous n'avez point le besoin d'être nommé par texte réglementaire chercheur pour savoir chercher, et c'est le mérite d'être passé par des études doctorales.
Je pense comme vous que M. Raufer a peut-être un peu exagéré la place des questions de Défense dans la recherche stratégique. Néanmoins même si en effet on assiste depuis quelques années en France à un bouillonnement intellectuel salutaire dans ce domaine, ce qu'a certainement voulu souligner M. Raufer est plutôt le fait que nous autres européens ne sommes pas encore capables de produire de la pure doctrine à partir d'une base de recherche solide, notamment sur les questions de Défense, comme peuvent le faire les américains (par exemple la "doctrine Bush" inspirée des travaux de think tanks US). En tous les cas je suis confiant dans l'évolution de la pensée stratégique française, de plus en plus de personnes s'en préoccupent et j'ai l'impression que le gouvernement en est conscient...
Cher Joseph,
je te suis bien sûr dans ton analyse. J'ai moi-même fait paraître dans EGEA (http://egea.over-blog.com/article-26299315.html) un billet sur le malaise que cause ce discours tenant pour roupie de sansonnet l'effervescence actuelle. Je me permets de le signaler car on a le sentiment que le projet sous-jacent consiste à expliquer que la stratégie, demain, n'a plus que faire des affaires militaires et que seule comptera la lutte anti-criminalité transnationale. Il y aura bien sûr à prendre en compte cette criminalité, mais ce n'est pas forcément aux dépens d'une stratégie classique.
Je vois enfin le succès rencontré par AGS et qui prouve qu'il y a, incontestablement, un public avisé pour ces sujets-là.
OK
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