J'ai eu l'occasion de donner au Soir du 19/6 une interview sur la question de la réaction belge au fait qu'une OMLT soit tombée en embuscade en Afghanistan :
Afghanistan : « Je suis étonné par... l'étonnement des élus »
Vous avez eu connaissance des embuscades afghanes dans lesquelles des instructeurs belges sont tombés jeudi de la semaine passée et ce lundi. Était-ce prévisible ?
Oui, puisqu'un certain nombre d'expériences nous étaient revenues d'autres armées engagées dans des opérations OMLT (NDLR : entraînement et mentoring). Le but de ces OMLT n'est pas de mener elles-mêmes ces engagements mais de former au plus vite l'armée afghane. Et quand elles emmènent cette armée sur le terrain, ce genre de chose peut se produire. Ne pas avoir d'embuscade aurait été très étonnant.
Il n'y a pas eu ici de blessé sérieux. Les autres armées ont-elles eu autant de chance ?
Les armées Otan sont, de manière générale, des armées bien formées, bien entraînées. Rappelons que, malgré la déferlante technologique dont on nous abreuve, le premier élément dans l'art de la guerre est humain : l'entraînement. Pas mal d'armées de l'Otan ont eu peur pour la Belgique, où les budgets ont été constamment réduits : en termes de pourcentage du budget consacré à l'armement et l'équipement, la Belgique est dernière de l'Otan (même le Luxembourg fait mieux que la Belgique). Mais l'armée belge s'en sort très bien car c'est une armée très professionnelle qui, même sous pression budgétaire, s'est débrouillée pour que ses unités demeurent opérationnelles et assument ce type d'engagement sans problème.
Dans le cas de l'embuscade d'Uzbin, par exemple, les Français ont perdu dix hommes. Mais on se rend compte aujourd'hui que les Français envoyés sur place étaient mal formés. D'où l'importance de l'entraînement – et pour les OMLT, des entraîneurs eux-mêmes bien entraînés.
D'un point de vue politique, il a été affirmé que le ministre belge de la Défense aurait sous-estimé le risque. A-t-on sous-communiqué, mal communiqué ? Ou sur-communiqué ?
La Belgique a communiqué comme dans les autres pays. Mais dans des pays plus vastes (France, Allemagne) ou même dans d'autres pays d'importance égale (Suède), le monde politique et les parlementaires sont bien mieux informés – culturellement – en terme de défense. Une plus grande attention est portée à ces questions. En Belgique, je suis étonné par… l'étonnement du législatif et par une polémique qui n'a pas lieu d'être : on connaît les risques liés aux OMLT, il existe une abondante littérature tout à fait accessible.
Je trouve même que le gouvernement belge communique maintenant avec plus de clarté qu'auparavant. Ce sont plutôt les parlementaires ou médias qui ne parviennent pas toujours à comprendre, à « lire » ce qui est dit. Les affaires de défense n'intéressent pas et, lorsque ce genre d'embuscade se produit, un étonnement se manifeste. Il est peut-être aussi vrai que les bonnes questions ne sont pas posées…
Le ministre affirme au « Soir » : les OMLT seront toujours en 2e ou 3e ligne, jamais en 1e ligne. Est-ce que cela a un sens quand on parle d'OMLT ?
Oui. Si une colonne se déplace, les Afghans vont être en tête, et les Belges en n°2. Mais la notion même de première et deuxième ligne n'a plus beaucoup de signification. Dans des conflits contre-insurrectionnels comme l'Afghanistan, il n'y a plus d'« arrière ». Des zones qu'on pense sécurisées ne le sont pas, etc. Donc lorsque le ministre dit que les Belges seront en deuxième ligne, c'est vrai d'un point de vue micro-tactique, mais on évolue sur un terrain ouvert et les attaques peuvent venir d'un peu n'importe où.
Si je suis ce raisonnement, même le fait d'être sur une position réputée très protégée – comme l'aéroport de Kaboul – pourrait être dangereux.
Évidemment. Aucun endroit en Afghanistan n'est réellement sûr. Kunduz, comparativement au Sud, est plus calme : c'est politiquement vrai. Mais stratégiquement, c'est relatif. Le calme de Kunduz n'empêche la recrudescence des accrochages. Par essence, la guerre est dynamique : la nouvelle logique – plus de front, plus d'arrière – signifie que la guerre est plus fluide que par le passé. La guerre est un duel, disait Clausewitz : nécessairement dynamique.
Le défaut de culture stratégique – que vous reprochez à nos élus – se marque-t-il aussi dans la société en général ?
Effectivement. Il y a beaucoup de réflexion stratégique en Belgique, mais qui percole peu. La réflexion stratégique belge s'opère d'abord au sein des militaires. Je donne parfois cours aux étudiants de 3e cycle (de futurs majors ou lieutenants-colonels) et là, on réfléchit beaucoup, ils posent des questions très mûres. Ce sont des gens qui lisent beaucoup : on assiste à l'émergence d'une génération d'officiers académiques, des officiers qui, de plus en plus, font des doctorats. Il y a un vrai bouillonnement, même si en Belgique les officiers « tournent à fond » et en unité n'ont pas trop le temps de lire. Puis il existe une recherche académique, qui est un petit peu plus folklorique : il n'y a pas de master en études stratégiques, comme il peut y en avoir aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne, où on met ce genre d'études sur le même pied que les relations internationales ou l'histoire de l'art.
Chez nous, rien ?
Cela repose sur une série d'individualités : André Dumoulin et Alain De Neve au départ de l'École royale militaire, quelques-uns à l'UCL, à l'ULB…
Est-ce que cela signifie que le niveau exécutif, lui aussi, a peu de ressources stratégiques ? Ou est-ce que l'armée et l'école royale militaire l'alimentent à suffisance ?
Pas de problème en ce qui concerne la production militaire : c'est un débat très ouvert au niveau intellectuel, avec des débats inimaginables il y a dix ans d'ici. Mais au niveau des « think tanks », c'est plutôt de la consultance que de la recherche, avec une certaine confusion militante. Si l'option est de dire d'emblée « On ne va pas en Afghanistan », alors évidemment on ne sait plus aider un gouvernement qui, sur le terrain, est confronté à des problèmes précis. Pas de véritable recherche, donc pas de véritable information du politique.
Où situez-vous le trauma du Rwanda ? Quel est encore son impact aujourd'hui ?
Il y a en Belgique une sociologie particulière à l'égard de l'usage de la force. Le premier grand choc est celui de la 1e guerre mondiale, avec un pacifisme assumé de la part des Flamands. C'est la toile de fond sur laquelle s'est conceptualisée la notion de défense. L'autre choc, c'est le Rwanda : on y va avec les meilleures intentions, on ne parvient pas à anticiper le problème – les services de renseignements l'avaient anticipé, pas le politique – et se développe un abcès qui ne sera jamais clarifié. Sur le registre : on ne doit plus jamais perdre un homme (dans ce cas, il faut dissoudre instantanément l'armée et réinjecter l'argent ailleurs), il ne faut plus s'engager que dans les conflits essentiels, etc. Le problème de cette posture est qu'elle est isolationniste, et que, dans le cadre Otan ou autre, la Belgique, pays « moyen » (et non pas « petit » comme la Lituanie, etc.), doit bien assumer sa participation à la sécurité collective.
Note de JH sur Uzbin : dans l'interview, j'avais parlé de formation non optimale et des pépins d'équipement. Maintenant, c'est une interview : ce que vous venez de lire est le condensé de 30 minutes de discussion... forcément, c'est synthétique...
Très bonne interview, vive et "to the point" : le politique s'est coupé de l'essence de son métier, il le paie tout les jours par le délittement du pays...
RépondreSupprimertiens pour une fois, je trouve que les questions du journaliste sont intéressantes
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