jeudi 13 novembre 2008

De la relativité des niveaux d'engagement

F. de St V. revient sur la question du glissement du concept de dissuasion du niveau stratégique au niveau tactique et pose là une des questions cruciales du débat, que je n'avais abordé que périphériquement.

Le concept même de niveau d'engagement (stratégique/opérationnel/tactique) est non seulement un des élémentaires de la boîte à outil du stratégiste mais c'est aussi un triptyque conceptuel à la fois fuyant conceptuellement et relatif dans le temps. Absolument valable dans son étagement traditionnel durant la guerre froide, il a connu des mutations profondes durant les années 1990.

Le général Carlo Jean montrait ainsi non plus l'étagement linéaire de ces niveaux mais bien leur interpénétration non linéaire, via un schéma que j'ai eu l'occasion de reproduire à plusieurs reprises dans mes bouquins (désolé : dessiner sur un blog, ce n'est pas évident !). En conséquence, des actes tactiques peuvent avoir des conséquences politiques directes. C'est le cas du retrait belge du Rwanda consécutif à la perte de 10 parachutistes ou du retrait US de Somalie suite à la perte de leurs Rangers au Mog. De là découlait la vision d'un Krulak sur le caporal stratégique.

Mais l'inverse est également vrai : des actes politiques peuvent avoir des conséquences tactiques directes. C'est le cas, par exemple, de l'interférence politique de certains Etats européens dans la constitution des plans de frappe d'Allied Force en 1999. On peut également se demander ce que produirait l'injection sur la TV d'un chef d'Etat les images produites par une unité sur le terrain : le cas n'est pas d'école, il s'est produit notamment en Bosnie, aboutissant à la prise en main quasi-directe de l'unité en question par les responsables politiques.

Reste la question de savoir si les concepts "glissent" au long de ces changements d'agencement des niveaux d'engagement. Je dirais "oui". C'est typiquement le cas des forces spéciales : d'emploi stratégique, elles sont basiquement, de par leur taille, tactiques (et conçues comme telles durant la guerre froide, pour l'OTAN du moins). C'est aussi le cas de la Première Guerre mondiale : la manoeuvre d'une division était tactique. Maintenant, elle serait éminement politique.

C'est aussi le cas en stratégie aérienne : le coeur conceptuel de l'approche synergistique que j'avais défendu dans mon second ouvrage est que la conjonction doctrinale/technologique/stratégique allait vers des échelonnements de puissance différenciés. Seule compte, dès lors, la perception de la puissance et la conception des plans d'opérations : un même avion peut frapper un char ou le bureau d'un chef d'Etat.

C'est pareil pour la dissuasion : lors de Vigilant Warrior, en 93, les USA expédient en vitesse des forces terrestres, navales et aériennes vers le Koweït (action stratégique) pour dissuader des mouvements de troupe irakiens sur le sol irakien (à ce moment tactiques). Lorsqu'un SNA français bloque les gorges de Kodor, il entend dissuader une sortie sous-marine serbe (action tactique) qui, si elle se produisait, chasserait les porte-avions de l'OTAN de l'Adriatique (effet opérationnel, voire stratégique). Idem lorsque les Pakistanais sortent le Ghazi de Karachi (tactique) : ils veulent éloigner la menace de l'emploi d'un PA indien contre leur principale base navale. En panne - et méfiant - le bâtiment et son commandant seront ensuite engagés contre le futur Bengladesh (niveau ops).

Au final, il faut se garder d'une conception trop rigide, trop fondée sur les manuels, des concepts inhérents aux études stratégiques : les niveaux d'engagement montrent une réelle "mobilité" qui entraîne avec eux d'autres concepts. Et le concept de dissuasion lui-même, s'il peut être culturellement interprété (cas français) pour remplir une fonction spécifique ne change pas nécessairement dans sa nature.

H. Khan montrait ainsi comment les systèmes de dissuasion peuvent se former : les rapports de force, leur interprétation et la crédibilité comme pierre angulaire de toute dissuasion sont virtuellement immémoriaux. Il basait ainsi sa démonstration sur une situation pré-nucléaire : le non-usage de l'arme chimique par les Allemands contre la Grande-Bretagne (et vice-versa) durant le Blitz.

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