Une belle journée ensoleillée en perspective et un café matinal, de quoi attaquer la question du rôle joué par la pauvreté, l'éducation ou encore le développement dans les processus de recrutement ou de développement du djihadisme - toujours pour faire suite à la proposition de T. Renard et à mon post d'hier.
Dans mon post initial portant sur le rapport du NYPD, j'avais été quelque peu succinct sur le rôle joué par ces facteurs, me bornant à dénoncer la part trop grande qu'ils ont prise en tant que facteurs causaux dans un discours belge où les grilles de lecture marxistes peuvent encore opérer en arrière-plan. Je m'étais alors placé dans une perspective spécifique, ethnocentrée et donc naturellement moins correcte qu'un autre type d'approche. Voilà pour le contexte.
Plus concrètement, je suis d'accord avec Thomas, nous sommes là dans le registre du background. Mais je pense aussi qu'il convient de raffiner le concept même de pauvreté. Une étude que j'avais citée dans DSI et qui découlait d'un sondage de large ampleur conduit dans plusieurs aires géographiques montrait que les éléments "radicaux"(pour l'étude : considérant le 11/9 justifié) étaient en moyenne moins pauvre que les éléments "modérés" et envisageaient leur avenir sous un jour meilleur que les "modérés". On tend alors aux mêmes conclusions que les analyses biographiques de Sageman : le terroriste n'est pas un "petit pauvre peu éduqué" et Ben Laden lui-même ne fait pas exception.
Par contre, il existe une myriade d'acteurs opérant en soutien et qui, effectivement, prendront appui sur la pauvreté ou encore des problématiques d'intégration pour légitimer leur propre action, notamment en matière de financement. Moins spectaculaire, mais tout aussi utile. Reste, cependant, que l'émergence du méso-terrorisme ou des lonewolves pose aussi la question de la nécessité (en quantité et qualité) de ces soutiens. Le principe, après tout, est d'éviter les trop gros réseaux, trop visibles et donc trop vulnérables. En termes de principes de la guerre (version FM 3.0), la simplicité et la manoeuvre prévallent ici sur la concentration des effets et la masse.
A priori, ce que l'on sait des "méso-terroristes" est qu'ils ne sont pas nécessairement pauvres, mal éduqués ou mal intégrés : le moteur de leur engagement n'est pas non plus un idéalisme romatique et altruiste qui renouvellerait sur fond religieux la lutte des classes. Leur engagement est tout simplement politique. C'est là que les choses se corsent : de quelle politique parle-t-on ? Je pense que, pour certains, la recherche d'anomie est en soi une politique : pour les connaisseurs, une sorte de "Fight Club" prenant des habits religieux. Ce qui n'est pas antinomique dans un monde à la fois en recherche de spritualité et... qui a tué Dieu depuis longtemps.
Pour d'autre, le modèle promu par un khalifat peut se révéler attractif au point de justifier le combat et le sacrifice. Plus classique mais toujours efficace. La multiplication des actes méso-terroristes conduirait ainsi, dans l'absolu, à une insurrection distribuée, sans leaders et donc incapable de générer des objectifs dans la guerre (partant du principe que l'objectif de la guerre est partagé. Difficile de vaincre dans ces conditions mais, assurément, une belle épine dans le pied de nos "sociétés de la certitude" où un peu de dyoxine dans le poulet suffit à provoquer un choc économique dans le secteur alimentaire.
En tout état de cause, le combat se place au plan des valeurs (ou de leur absence - rien n'est plus "ordonnant" que la Charia). Stratégiquement s'attaquer à des questions de pauvreté et d'éducation (évidemment, il faut s'y attaquer mais pour d'autres raisons) pourrait dès lors divertir des ressources (en renseignement ou en budget) déjà bien maigres. Ca pourrait causer des vulnérabilités. Laissons donc la Coopération au développement s'en occuper comme elle l'a toujours fait. Concentrons-nous sur l'essentiel.
Ca mérite bien un utre café...
Pourquoi n'envisagez-vous le "politique" qu'en termes de nihilisme, de califat ou de sharia ? Pourquoi, parce que nous refusons les méthodes des jihadistes, nous faut-il nous réfugier dans des paradigmes explicatifs relevant du registre pathologique (anomie) ou de celui de l'altérité culturelle radicale (califat) ?
RépondreSupprimerLes jihadistes ont une vision stratégique beaucoup plus traditionnelle que celle que vous leur prêtez, et leur engagement se construit pour l'essentiel en réaction à l'inégalité du rapport de force (non pas économique mais d'abord militaire) entre pays occidentaux et musulmans : Afghanistan, Palestine, Arabie Saoudite, Irak (sous embargo puis occupation), Tchétchénie, etc. Ces situations créent un profond sentiment de révolte chez un très grand nombre de musulmans qui n'ont que faire du Califat. Le passage à l'acte d'une très faible minorité d'entre eux n'a rien d'étonnant.
Une doxa occidentale post-11 septembre a systématiquement analysé l'intérêt des jihadistes pour ces "grandes causes" musulmanes en termes de "récupération". Cette grille de lecture a un intérêt politico-communicationnel évident, mais elle ne tient pas la route si l'on prend la peine de lire la production idéologique d'al-Qaeda depuis le début (et pas seulement les 15 secondes sélectionnées par le monteur du JT).
En ce sens, je suis d'accord pour dire que le facteur économique n'est pas primordial, puisque ce type de conscience politique "anti-colonialiste" se développe traditionnellement dans les classes-moyennes bénéficiant d'un certain niveau d'éducation.
Ne serait-ce tout simplement pas parce que la notion d'Etat (le pays que l'intervenant du dessus évoque) est considérée comme non légitime et comme une création occidentale devant être rejetée ?
RépondreSupprimerCe qui est considéré comme illégitime, ce sont les frontières coloniales, mais pas la notion d'Etat elle-même (dont aucun musulman, aussi radical fût-il, ne soutiendra qu'elle est une création occidentale).
RépondreSupprimerLe Califat unifié est un idéal, mais l'histoire musulmane a toujours été caractérisée par l'existence d'une pluralité d'Etats . En soi, cette pluralité n'a rien d'intolérable pour les islamistes. Même le Hizb al-Tahrir, qui est le partisan le plus intransigeant du rétablissement du Califat, est favorable à un modèle fédéral qui prenne en compte les spécificités régionales.
Cela dit, j'aurais aimé connaître l'opinion d'autres internautes concernant ma première intervention : peut-on décemment nier toute relation de causalité entre la politique moyen-orientale des puissances occidentales et le phénomène jihadiste ? Si c'est le cas (je pense pour ma part le contraire), quels arguments peut-on avancer pour le démontrer ?
Hem... en relisant Zawahiri, vous verrez qu'il transparaît clairement que l'Etat-nation est considéré comme kaffir. Si certains courants de frères peuvent l'accepter, ce n'est pas le cas des djihadistes...
RépondreSupprimermouaih, tout cela ne me paraît pas vraiment fondamental.Beaucoup de communistes souvent parmis les plus virulents étaient des intellectuels bourgeois.
RépondreSupprimerCela n'empêche pas que ce que ce parti faisait de la pauvreté, de la domination et de la frustration son fond de commerce.Son essor ne s'explique que dans ce contexte.
"Il ne suffit pas de tuer nos ennemis, nous ne sommes pas des meurtriers mais des exécuteurs, nous devons agir en public, pour l'exemple. Nous tuons un homme, nous en terrorisons cent mille. Cependant, il ne suffit pas d'exécuter et de terroriser, il faut aussi savoir mourir, car si en tuant nous décourageons nos ennemis d'entreprendre quoi que ce soit contre nous, en mourant de la façon la plus courageuse nous forçons l'admiration de la foule. Et de cette foule des hommes sortiront pour se joindre à nous. Mourir est plus important que tuer. Nous tuons pour nous défendre, nous mourons pour convertir, pour conquérir. Conquérir est un but, se défendre n'est qu'un moyen."
RépondreSupprimer"Au sommet de la hiérarchie siège le Grand Maître, le Prédicateur suprême [...] il est entouré par des missionnaires-propagandistes, les daï [...] juste au-dessous se trouvent les compagnons, les rafik, les cadres du mouvement [...] plus bas dans la hiérarchie sont les lassek, les croyants de base sans prédisposition particulière aux études ni à l'action violente [...] puis viennent les mujib, les répondants, les novices qui seront orientés soit vers des études plus poussées pour devenir compagnons, soit vers la masse des croyants, soit encore vers la catégorie des fidaï, "ceux qui se sacrifient". Le Grand Maître les choisit parmi les adeptes qui ont d'immenses réserves de foi, d'habileté et d'endurance, mais peu d'aptitude à l'enseignement. Jamais il n'enverrait au sacrifice un homme qui pourrait devenir missionnaire."
Amin Maalouf, Samarcande,1988
Cette description romancée de l'organisation d'Hassan Sabbah m'a toujours interpellée depuis le 11 septembre.
Dans un contexte où le royaume terrestre de la foi est l'objectif, la nature de l'outil importe peu, à mon sens : tout acte est utile à la cause. Détruire ou mourir servent le même but, que l'acte soit complexe et élaboré par l'organisation ou bien mené de façon spontanée par des isolés amateurs.
Revendication politique, sentiment d'injustice, monotonie quotidienne, découverte d'une fraternité, besoin d'action, autant de raisons à l'engagement. Pour certains, la mort devient paradoxalement un idéal de vie.
L'analogie avec le communisme est intéressante par la vision totalitaire de la maîtrise du temps et de l'espace : dans un cas réécrire sans cesse l'histoire pour la faire coïncider avec le présent, dans l'autre réécrire sans cesse le présent pour le faire coïncider avec le passé.
Finalement on rejoint cette vision orientale du temps assez hermétique pour un occidental: le présent est global.
Il est en même temps le passé qui est la représentation présente de ce qui a été et le futur qui est la représentation présente de ce qui peut être. La roue du temps est perpétuellement incluse dans l'instant actuel.
En ajoutant à cette notion le paramètre religieux du devoir sacré de la conversion universelle, puis la notion de combat et de puissance, son attraction devient redoutable et attire tous types de profils, non réductibles à des variables rationnelles.
Sur Zawahiri : c'est exact, mais il ne faut pas confondre un symptôme de radicalisation idéologique avec la cause principale de cette radicalisation ; toute l'histoire et le discours de la mouvance jihadiste prouve que celle-ci s'est construite par rapport à des problèmes de politique internationale.
RépondreSupprimerConcernant la secte des Assassins : son histoire ne nous apprend rien sur la mouvance jihadiste actuelle, contrairement à ce que prétend Bernard Lewis ; vouloir analyser un mouvement politique du XXIe siècle à travers ce que l'on croit savoir de l'histoire d'une secte médiévale, c'est la mort des sciences sociales. Quant aux considérations sur une prétendue "conception orientale" du temps, elle me paraissent bien trop vagues et surtout bien trop peu fondées empiriquement que pour posséder une quelconque valeur analytique.
>anonyme
RépondreSupprimerJe me suis peut-être mal exprimée, je ne prétendais pas faire une analyse, mais simplement partager une impression. Le travail de fond du cerveau semble aussi se faire par juxtaposition de faits logiques et de sensations totalement irrationnelles qui orientent notre recherche.
Une question : peut-on dire qu'Al Qaeda se considère comme une tribu ? Dans cette optique, son refus de l'état-nation serait plutôt celui d'une structure étatique qui ne lui redistribue pas le pouvoir et le rang qu'elle considère comme siens. L'allégeance de la tribu à un pouvoir central ne se ferait que dans le cas où celui-ci reconnaîtrait la conquête religieuse universelle comme but.
D'autre part, l'appartenance à cette tribu ne serait plus seulement fondée sur la base de l'ethnie, mais sur la soumission à la religion et au chef, ce qui permet l'intégration de combattants étrangers ou convertis.
Qu'en pensez-vous ?
Bonjour,
RépondreSupprimerJe ne partage pas la description d'al-Qaeda comme une tribu. Effectivement, le mouvement a un caractère arabe très marqué et même, en ce qui concerne le premier cercle dirigeant, arabe oriental. Cela s'explique selon moi par la situation très particulière de l'Orient arabe sur l'échiquier stratégique international.
Quant à l'idée de la conquête religieuse universelle, elle ne me paraît pas non plus très opératoire. Au risque de choquer, il faut rappeler que les jihadistes conçoivent leur combat comme essentiellement défensif. Le jihad universel fait bien sûr partie de leur lexique, mais il suffit de lire les discours des leaders et les traités théoriques (Abu Mus'ab al-Suri par exemple, analysé par Brynjar Lia) pour comprendre que leur vision politico-stratégique se construit d'abord et avant tout en réaction à ce qu'ils nomment "la troisième vague de Croisades", entamée en 1991.
Dans cette perspective, le problème des Etats musulmans actuels est moins de ne pas être assez islamiques que d'être incapables de défendre l'Oumma contre ses ennemis extérieurs. C'est pour cette raison qu'un jihadisme chiite transnational n'aurait pas de sens, sachant que l'Iran, un Etat, et le Hezbollah, un "Etat de fait", font plutôt bien leur boulot dans ce domaine.
La dernière analyse sur la comparaison avec l'Iran me parait très à propos. N'est ce pas à lier à la contribution de l'ouvrage de E. TODD (le rendez vous des civilisations) ?
RépondreSupprimerL'évolution de l'alphabétisme conduit les champs du soit "identitaire" à se confronter à "l'autre culturel". Le choc de la pensée radicale se confrontant à la réalité physique de l'autre. J'emploie le mot "radical" en pensant à notre propre histoire française.
Est ce quelque part nous nous parlons en permanence à nous même sans pouvoir comprendre l'autre ?
nous : les hommes
En tout cas il y a des équilibres stables et des équilibres non stables.
Ne faut il pas un récipient à l'instar de l'Iran, pour canaliser cette errements entre pensée et action d'un peuple.
J'emploie une idée dynamique, donc humaine. Offrir un champ d'expression au combat avec l'autre mais en choisir le mode d'expression, un mode non sacrificiel.
Il faut bien voir quelque chose, l'individu,une nation, un groupe peut elle s'arrêter de "faire"? je pense que non !
En espérant ne pas amener trop de la pseudo philosophie à ces messages intéressants ;)