La dernière intervention du sénateur et ancien président de la commission de la défense, Philippe Monfils (1) sur ce qu’il considère comme l’inutilité des chars de bataille pose question à bien des égards. Tentons donc de déconstruire ses arguments et de les opposer à la complexité et à l’immense diversité des contributions issues de professionnels de la défense.
Le char est-il un has been de la défense ?
Le sénateur avance que le char n’a été utilisé qu’une fois par les Belges sur la toute la durée de leur carrière. Mais c’est oublier que le char est un élément de dissuasion tactique. Idéalement, il est là pour ne pas être utilisé et, de ce point de vue, si les Belges n’ont pas utilisés leurs Leopards au Kosovo, ils ont parfaitement rempli leur rôle, aussi paradoxal que cela puisse paraître. On arguera ensuite que les chars sont utilisés mais lorsque le politique décide de les employer : les Leopard 1 danois ont tiré contre des chars serbes en 95, en protection des forces des Nations Unies, qui n’ont ensuite plus été menacées dans le secteur où elles opéraient. Les Leclerc français sont considérés comme les pièces maîtresses de la sécurité de la FINUL II au Liban et, au Kosovo, ils ont souvent évité la dégénérescence de faces-à-faces entre Serbes du Kosovo et kosovars. Le char protège, par sa simple présence, troupes et populations civiles.
P. Monfils arguera également que les chars belges au Kosovo étaient statiques, afin de ne pas bouleverser les champs des agriculteurs locaux. Mais c’est oublier qu’en en cas de problème, les chars naturellement mobiles alors que, par ailleurs, lesdits champs seraient bien plus labourés par un véhicule 8x8 de 22 tonnes – simplement parce qu’ils exercent une pression au sol inférieure à un char de plus de 50 tonnes dont la masse est répartie sur la surface des chenilles. Aussi, s’il est vrai que le Sénateur a raison sur la question de la consommation des engins, que vaut-elle comparativement à la vie de nos soldats, alors que les menaces potentielles – même durant les opérations de maintien de la paix – sont de plus en plus perfectionnées et perceront des blindages que l’AIV ne pourra plus porter ? AIV qui, au demeurant et dans leur version de transport de troupes, ne pourront pas, face à l’évolution des menaces – la vieille lutte du glaive contre le bouclier – se surblinder. Aussi, lorsque Philippe Monfils indique que les conflits auraient changé de nature, il ne se trompe qu’à moitié.
Si, techniquement, la nature des conflits est invariable depuis Assurbanipal (il s’agit toujours d’imposer à son adversaire des vues qu’il combat), son caractère est effectivement changeant. Mais pas dans le bon sens. C’est ce que disent les meilleurs stratèges du monde, de Vincent Desportes à Rupert Smith en passant par Antulio Echevarria, Hervé Coutau-Bégarie ou encore Colin Gray. Tous – et de nombreux militaires belges que nous devrions apprendre à écouter – s’accordent à dire que nous allons connaître des conflits plus longs où les phases de stabilisation (auxquelles la Belgique entend participer) et de combat sont de plus en plus imbriquées. Nous allons aussi vers des conflits plus durs, comme le dit le chef d’état-major des armées françaises, où les adversaires – qu’ils soient ou non des Etats – disposeront de munitions perfectionnées ou à fort pouvoir antiblindés, que la Russie et la Chine n’hésitent en aucun cas à vendre.
Nous ferons aussi face à des techno-guérillas, comme au Liban, dans l’actuelle Somalie actuelle ou au Sri Lanka. Elles seront « non-linéaires ». C’est à dire qu’elles connaîtront des phases d’accalmies entrecoupées de brusques poussées de violence, y compris lors des missions de maintien et de rétablissement de la paix dont parle Philippe Monfils. Il ne sera alors pas question, alors, d’évacuer des Belges qui devront « faire le gros dos » et « tenir le choc ». Il s’ensuit que la protection des forces et, donc, le blindage et la faculté d’évolution des véhicules sur de longues périodes, sera déterminante. De ce point de vue, l’assertion selon laquelle « tous nos voisins ont mis leurs chars en vente sur des marchés d’occasion » est curieuse.
En effet, aucun char Leclerc français n’est mis en vente et que s’il est exact que les Allemands et les Hollandais vendent une partie des leurs, c’est parce qu’ils sont trop nombreux. Les Britanniques, quant à eux, modernisent leurs chars, de même que les Américains. Le Canada, le Portugal et l’Australie qui voulaient l’abandonner y sont revenus. En fait, le char prolifère partout dans le monde, y compris dans une Afrique où nous entendons pouvoir continuer à intervenir. Celui qui n’en dispose pas est condamné à se soumettre à la loi du plus fort, contre les principes des Nations unies. Plus largement, la Belgique est le seul pays au monde à vouloir se débarrasser de sa composante « char » alors que sa stratégie est pourtant ambitieuse.
Reste, aussi, la question du transport des chars, également abordée par le Sénateur dans son interview et sachant que notre armée ambitionne de pouvoir être projetée plus facilement. Mais, personne ne transporte les chars par les air. Même les Etats-Unis qui disposent de C-5 Galaxy aux capacités équivalentes aux Antonov dont parle le Sénateur, utilisent leurs navires. La solution est plus simple, plus rapide et moins coûteuse. On ajoutera qu’avec seulement 7 A400M commandés par la Belgique, le transport maritime s’imposera de toute façon.
Quelques considérations politiques
Alors que G. Verhofstadt vient de rencontrer le président français pour notamment s’entretenir de la défense européenne, il est bon de rappeler qu’avec 10 millions d’habitants, la Belgique fait moins pour sa défense que plusieurs Etats plus petits. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à parler de l’exercice de free-riding de Bruxelles, qui bénéficierait d’une sécurité payée par d’autres, France, Allemagne et Pays-Bas en tête. Or, les budgets sont à la baisse partout, ce qui signifie que l’on demandera plus à une Belgique dont les dernières statistiques de l’OTAN montrent qu’elle la dernière de ses membres en matière de part du budget affecté à l’équipement. Or, à plus de 3 millions d’euros pièce, un AIV doté d’un canon de 90 mm sera plus cher qu’un Leopard II d’occasion, quasiment neuf, acheté à nos voisins pour moins d’un million. Le poids politique de cette décision pour le moins économique serait important et la protection de nos soldats serait meilleure. Bien d’autres dossiers en souffrance à la défense pourraient être financés.
Pourquoi, dès lors, ne pas envisager cette option ? Dans le chef de l’ancien ministre de la défense comme du Sénateur, le véhicule à roue, c’était la modernité. A bien y regarder, ça l’a effectivement été. Mais c’était vers 1996, lorsque la vision américaine, promue par le général Shalikashvilli, envisageait des myriades de véhicules à roues (les « brigades Stryker »). Elles auraient été dotés d’un « blindage informationnel », en fait des réseaux de surveillance ultrasophistiqués. Mais cette vision a démontré son échec dans les phases de stabilisation d’un conflit irakien dont les tactiques sont celles des conflits futurs et d’opérations de maintien de la paix… de moins en moins pacifiques. A cet égard, la vision défendue par P. Monfils n’est sans doute pas celle de la guerre froide. Mais cette vision, imaginée à une époque où des technologies impayables pour la Belgique devaient « changer la nature de la guerre », est devenue totalement has been face aux réalités, au point que les Américains eux-mêmes en reviennent. Sommes-nous obligés de faire les mêmes erreurs ?
Brillant et sans fioritures. Mais à défendre mordicus des options aussi idiotes que celles qu'il défend, Monfils ne serait-il pas aussi très très proche des industriels ?
RépondreSupprimerLe docteur Henrotin a parlé, et bien parlé, résultat : un auguste sénateur d’outre-quiévrain doit avoir les oreilles qui lui sifflent. Bon, n’étant pas familier des circonvolutions de la politique belge (la politique française c’est déjà super compliqué en ce moment…) en matière industrielle et de défense, je ne me permettrais pas d’émettre un jugement définitif sur les tenants et les aboutissants des prises de position « exotiques » de M. Monfils en la matière. Il n’empêche que vu d’ici, la défense belge va en prendre un sacré coup si de telles conceptions stratégiques sont réellement appliquées. Bon courage pour faire entendre raison à tous ces messieurs ! Voilà déjà un point de vue qui mérite d’être diffusé auprès des responsables politiques et militaires intéressés…
RépondreSupprimerPS : tiens, dans mon ignorance j’étais persuadé que c’était Eric Shinseki qui était à l’origine des brigades Stryker, chevaux de bataille des Interim force brigade team, en attendant l’avènement, apriori compromis, de l’Objective Force…
De fait, on a souvent dit de l'ancien ministre de la défense... qu'il était la pire chose qu'avait connu l'armée belge depuis la défaite de 40 !
RépondreSupprimer"On ajoutera qu’avec seulement 7 A400M commandés par la Belgique, le transport maritime s’imposera de toute façon."
RépondreSupprimerDe toute façon des A-400M ont pourait en avoir 100, 1.000 ou 10.000 que de toute façon on ne saurait faire autrement que de transporter nos éventuels chars par voies maritimes. Je met quiconque au défit de faire rentrer un char lourd dans un A-400M et d'arriver à décoller avec !